Monday 13 April 2015

Et la lumière fut...


A seize ans, j'ai été Dieu.


Il me semble important de présenter ce rêve-ci en guise d'introduction, non qu'il ait été le premier rêve marquant de cette vie onirique riche que j'entreprends d'explorer, mais parce qu'il incarne à la perfection tout le processus qui m'a conduite à commencer ce blog. Il en est à la fois justification, illustration et a posteriori, motivation. Après ce rêve, j'ai cessé de considérer vie onirique et vie réelle comme deux entités distinctes, cessé d'employer des modérateurs grammaticaux lorsque j'entreprenais de les retranscrire ou de les raconter: c'est à partir de ce jour - de cette nuit - qu'ils ont cessé de n'être que des rêves et ont accédé à la place de modulateurs diurnes qu'ils œuvraient à s'aménager depuis des années malgré ma réticence forcenée.

Comme tout être humain, je suis faite de paradoxes, certains dont j'ai cherché à m'affranchir, avec plus ou moins de succès, d'autres que j'ai embrassés jusqu'à ce qu'ils ne m'apparaissent plus aussi désagréablement antagonistes. C'est un de ces derniers qui est aux fondements de cette entreprise et qui peut être résumé en une courte étiquette que j'assume parfaitement de porter, celle de cartésienne mystique. Comme toute étiquette, elle est réductrice, comme toute étiquette, elle est - du moins temporairement - suffisante.

Raconter ses rêves est une chose, les analyser en est une autre et ce dernier est un exercice auquel je me refuse. Une fraction de moi a la curiosité intellectuelle requise pour s'y livrer, mais d'une part, je ne me sens pas le recul ou le bagage nécessaires pour le faire avec brio et d'autre part, je préfère me laisser envelopper par le ressenti que phagocyter par la recherche obtuse de sens. Mes rêves m'habitent, me teintent, ils sont une substance chimique qui libère ses agents avec ce qu'il faut de parcimonie pour ne pas entraver la pratique nécessaire de la quotidienneté. En cela, il ne requièrent pas davantage d'attention que celle prodiguée par mon subconscient. Tenter leur intellectualisation reviendrait à délibérément me marginaliser: leur force et la charge de détails avec laquelle ils se présentent rendrait l'exercice titanesque et bien trop chronophage pour envisager de demeurer dans le cycle de la vie humaine avec ce qu'il comporte de contraintes temporelles et de nécessités sociales et matérielles. En somme, je n'analyse pas mes rêves, parce qu'ils sont trop denses pour me laisser le temps et la disponibilité de faire autre chose - cette autre chose qu'on appelle communément 'vivre sa vie'. En outre et vous vous en rendrez rapidement compte, ils sont assez clairs, bavards et assez graphiques pour me permettre d'aller à l'économie d'une étude quelconque. Je ne suis pas sûre qu'un examen poussé de leur symbolique servirait à éclaircir leurs enseignements, lorsque et si enseignement il y a.

Mais assez de bavardages introductifs pour le moment. Laissons la place qui lui est due à cette nuit de ma seizième année durant laquelle j'ai été Dieu.


Je pourrais être dans une favela d'Amérique Latine - les couleurs, l'étrange agencement des habitations, l'inextricabilité des ruelles, leur étroitesse... Mais je suis en Italie. Je le suppose et le ressens à la température de l'air ambiant, aux chapelets de vêtements qui sèchent sur de hauts enchevêtrements de cordages entre les immeubles obliques. Le sol est pavé et je remarque que je me déplace, assez péniblement, à l'aide d'une canne. Au début, je mets cela sur le compte de ces dénivelés ardus que je dois arpenter pour me rendre vers une destination aussi certaine qu'inconnue. Mais je comprends à ma tenue et aux veines saillantes de mes mains que je suis un vieil homme, un ecclésiaste de surcroît.
J'entends une musique, qui est là depuis toujours et qui perdurera jusqu'à mon réveil. Elle est dans l'air, vague, off, autour de moi, peut-être même seulement en moi. Il s'agit de l'introduction de The Lady of Shalott, par Loreena McKennitt. Je me fais la réflexion que je me suis peut-être endormie avec mon Discman sur les oreilles, mais je coupe court à toute tentative de rejoindre la réalité de ce moi en sommeil. Il se passe quelque chose dans ce rêve et je ne veux pas le quitter prématurément.
Le parcours est labyrinthique et semble durer une éternité, mais je suis un itinéraire évident, ma progression est lente et mesurée a l’instar de la mélodie que j’entends. Je gravis des marches, contourne des fontaines de pierre, m'engouffre dans les ruelles si étroites que je dois les aborder de profil, redressant ma carcasse de vieillard jusqu'à ce que ma colonne vertébrale en souffre. La toile épaisse de mon vêtement est éraflée par les aspérités des murs qui laissent des marques rosâtres et crayeuses au niveau de ma poitrine et, je le devine, de mes omoplates. La ville est totalement déserte. Au fur et à mesure de ma progression, la musique se fait plus intense, plus nette tandis que j'approche de mon but. J'aperçois un escalier de pierre aux marches irrégulières qui s'immisce en L entre deux habitations et je l'emprunte en m'appuyant sur le mur qui est à ma gauche. Ma canne me gêne : l'escalier est étroit et je n'ai pas assez d'espace pour me mouvoir, mais je resserre mon poing sur la tige de l'objet, comme s'il s'agissait de mon bien le plus précieux. Tout à l'heure, c'était une canne ornée de motifs sophistiqués, maintenant, elle n'est plus qu'un simple bâton de bambou et je m'étonne qu'elle ait été capable de supporter mon poids jusque-là.
Le passage s'élargit enfin. Je ne suis plus dans un paysage italien. Il y a quelque chose de troglodyte dans ce nouveau décor, dans les aspérités des murs qui m'entourent. Les marches deviennent de plus en plus irrégulières, puis cessent tout à fait de porter la marque de l'intervention de l'homme. Enfin, j'arrive devant une alcôve naturelle. Je ne distingue pas très bien l'intérieur malgré une légère luminescence de l'objet situé en son centre. L'objet est en fait un homme. L'homme est en réalité un vieil homme et ce vieil homme n'est autre que le Pape. Il est assis sur un simple rocher, vêtu d’une soutane de toile modeste et tenant la férule. Il me fait signe de m’approcher. Spontanément, je m’agenouille devant lui. Une fois de plus, je me souviens que je suis une jeune femme endormie et non-chrétienne, mais je repousse à nouveau cette tentative d’intrusion de la réalité.

Le temps qui s’écoule devient palpable, cet homme qui me fait face me considère longuement, une bienveillance absolue émane de son regard. Après une éternité, il pose sa main sur mon épaule et prend la parole. «Mon enfant, le temps est venu pour moi de partir. Tu es venue jusqu’à moi (je sais qu’il s’adresse à la jeune fille endormie qu’il devine au-delà de mon apparence de vieil homme d’Eglise). Tu devais me trouver. D’autres que toi, à la foi plus marquée, auraient pu arriver jusqu’à moi, mais ils se sont certainement arrêtés avant même de prendre la route. Tu es venue jusqu’à moi parce que tu avais besoin de savoir. L’essence de l’Homme est dans son envie de savoir, mais seul l’individu mu par le besoin ose s’avancer. Ton besoin est plus grand que l’envie de tes pairs. Et nous sommes réunis aujourd’hui pour honorer ce besoin. Tu vas devenir Pape à ton tour. Si tu prends la férule, tu auras durant un court instant le savoir absolu.»
J’hésite à répondre à son invitation. Non par manque de curiosité – cette dernière est lancinante et douloureuse, mais parce que je ne suis pas certaine de ce qu’il attend de moi. Espère-t-il vraiment que je le remplace à la tête de l’Eglise ? Je ne peux pas délibérément me rendre coupable de pareille supercherie : me saisir de la férule et usurper un rôle qui n’est pas mien juste pour satisfaire ma soif de savoir. Je le contemple à mon tour. Ses iris sont couronnés de fins anneaux d’or qui confèrent à son regard une douceur infinie qui aiguise mon sentiment de culpabilité jusqu’à son paroxysme et subitement, l’efface. L’évidence se dévoile : s’il sait qui je suis, s’il ne se laisse pas abuser par le vieil ecclésiaste dont j’ai volé l’apparence, il ne peut pas croire que je suis en mesure ni même seulement désireuse de devenir Pape à sa place. Il semble entendre mes pensées, parce qu’il incline la férule vers moi et accompagne son geste de trois mots: «jusqu’au réveil».
Je le remercie d’un timide hochement de tête et tends ma main tremblante vers l’objet – ce n’est plus une main de vieillard, mais une main d’enfant, constellée de taches d’encre bleue.
Réveil.
J'émerge, dans mon lit d'adolescente. The Lady of Shalott résonne toujours. Je n'ose pas cligner des yeux. Je sais que je suis réveillée mais je suis comme paralysée. L'immobilité ne vient pas d'une sensation d'écrasement: je respire bien, bien mieux qu'à mon habitude, mais mes veines semblent remplies d'un matériau massif et compact. Mon système nerveux quant à lui fonctionne à un rythme proche de l'hystérie. Formuler une pensée est à ce moment précis totalement impossible tant mon cerveau est accaparé par le traitement de ce qui s'y trouve - et qui n'y était pas la veille. 
Les minutes s'écoulent, et l'angoisse me gagne à mesure que je réalise mon incapacité à contenir la galaxie d'informations qui s'est présentée à moi et qui, rapidement, inexorablement, se rétracte et se résorbe.

J'ignore combien de temps je suis restée figée dans mon lit, yeux grand ouverts ne fixant rien, croyant encore entendre The Lady of Shalott. Le seul souvenir qui me reste est celui, apocalyptique, des jours qui ont suivi, durant lesquels il a fallu que je me réapproprie progressivement un esprit désespérément vide, distendu et épuisé et que je le renforce en élasthanne, que je le réajuste à une vie humaine. 
Aujourd'hui encore, je surprends parfois mon subconscient en pleine recherche, essayant de se consoler de sa perte, mais à peine mon attention se porte-t-elle sur lui que la matière qui l'occupait alors se dissout...

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