Thursday 23 April 2015

Echaffaud


Il est probable que le présent rêve sera ultérieurement associé à d’autres ayant la même thématique. Les rêveurs compulsifs connaîtront ce phénomène : un même cadre, exploré et exploité au fil des mois, voire années, par une multitude d’angles différents.

Celui que je choisis de raconter aujourd’hui doit dater d’une demi-douzaine d’années. Puisque la notion de « séries » a été introduite, il m’est possible de procéder à la localisation de ces morceaux de nuit ainsi que de les grader. Celui-ci est probablement le plus court de sa catégorie (ou celui dont le souvenir m’est le plus partiel), mais il est également incontestablement le plus marquant. A un point tel qu’il me suffit d’y repenser avant de me glisser entre les draps pour compromettre totalement toute tentative de rejoindre Morphée.

Il est pourtant arrivé à une période où je m’étais un peu affranchie des impacts psychologiques des rêves de cette catégorie. Mais au-delà de la thématique, les enjeux ont leur importance, les personnes concernées aussi, l’impuissance à s’extraire volontairement du rêve, enfin.


Il fait froid. Je ne me souviens pas avoir jamais ressenti l’effet physique d’une température particulière, en dormant. L’illusion du froid, le contexte du froid, la présence de neige, le mouvement des branchages sous le vent, les vêtements que mes « personnages » portent, je suis familière de tout cela. La vague conscience que je suis en train de lutter contre le froid dans la pièce qui abrite mon corps endormi, je connais aussi. Mais le froid, le froid onirique réel, je ne l’ai jamais expérimenté. L’inconfort est tel que j’entreprends instinctivement d’examiner ma tenue. Je comprends mieux : je suis vêtue d’un seul grand drap qui m’enveloppe comme une toge. Le matériau est épais mais constellé de trous et déchirures. Mes bras et mes chevilles sont nus, je porte une de ces vilaines paires de sandales de plage en plastique transparent. Je note l’anachronisme, mais ne m’y attarde pas. Mauvais calcul : lorsque le corps a froid, il est toujours bon de s’en distraire au moyen d’une multitude de pensées, même idiotes si nécessaire.


Je sens quelque chose entrer brutalement en contact avec le milieu de mon dos. La douleur est vive et je me demande si ce n’est pas une de mes vertèbres qui vient de rompre sous l’effet du froid et de la tension. Je tourne la tête et vois le sourire d’un homme dans les premières années de la cinquantaine. C’est un sourire étrange. Ni franc, ni hypocrite, ni mutin. S’il contient quelque chose de sûrement identifiable, c’est la condescendance, mais pas une condescendance compatissante, une condescendance zébrée de triomphe. Comme je ne sais pas ce qui engendre ce type de sourire, j’étends mon regard au reste de son visage, puis à sa tenue. Il est très bel homme, je me fais cette réflexion avant de comprendre qu’il est militaire, officier et très gradé. Je colle les morceaux ensemble : un officier impeccable et superbement vêtu me regarde en souriant, la douleur que je sens dans mon dos est probablement le canon d’une arme tenue par un soldat, donc, cet officier est l’ennemi et de toute évidence un ennemi contre lequel je ne suis pas en mesure de combattre, pour la simple raison qu’à en juger par ma tenue, j’ai déjà été vaincue.


L’officier élève une main au-dessus de mon épaule comme il l’aurait fait pour inviter un ami à écouter une importante confidence, mais elle s’arrête à quelques centimètres de mes haillons, doigts écartés. Le soldat qui est derrière moi pose une arme à feu dans la paume gantée de cuir de l’officier. Je vois la crosse chromée passer à quelques millimètres de mon visage. Au lieu de me menacer à son tour avec l’arme qu’il vient d’acquérir, l’officier, dont le bras gauche est replié derrière son dos, fait sauter le revolver dans sa main et le rattrape par le canon. Le froid paralyse mes pensées : mes yeux enregistrent une infinité de détails (un flocon de neige qui n’a pas encore fondu et qui est en équilibre précaire sur son épaule, la courbure de ses cils à la commissure extérieure de ses paupières, la radiation du motif de ses iris bleu glacier), mais mon cerveau ankylosé est incapable de formuler une pensée cohérente qui expliquerait pourquoi l’officier – l’ennemi – me tend une arme de poing. Il remarque mon désarroi et éclate d’un rire superbe qui me donne envie de pleurer. Pleurer, parce que je le trouve superbe, parce que j’aurais pu suivre le propriétaire d’un rire semblable jusqu’au bout du monde, parce qu’il me donne envie de gravir l’Everest, parce que je me sens capable de tout donner à ce rire-là, un collier de pâquerettes, dix années d’économies, mes propres viscères, mon âme. J’ai envie de pleurer parce que je comprends instinctivement que ce rire ne me veut aucun bien et pourtant, je l’aime.
Je ne tarde pas à comprendre à quel point cet instinct est fondé. L’officier tourne la tête et je suis son regard. Je ne comprends pas comment j’ai pu être aussi imperméable à la scène dont je suis en bonne position d’être spectatrice depuis le début du rêve. A une demi douzaine de mètres devant moi, j’aperçois une estrade de bois sur laquelle sont élevés cinq poteaux de large diamètre. A chacun de ces poteaux, une personne est attachée, un lien aux chevilles, un autre au niveau des aisselles et un dernier que je devine aux poignets mais que je ne peux pas voir. J’examine les quatre premiers visages et reconnais sans les reconnaître tout à fait quelques membres éloignés de mon cercles (amis, famille, je ne saurais le dire). Alors que je suis en train de décortiquer le dernier des cinq visages, l’officier a déjà commencé à m’expliquer la « procédure » à laquelle je suis supposée me soumettre. Sa voix me parvient, aussi schizophrène que son rire, mais je ne saisis pas le sens de son discours. Mon visage, oreilles incluses, est déformé par l’horreur et l’impossibilité de ce que mes yeux voient, je me sens littéralement en train de me liquéfier, la toile de mon vêtement est trempée de sueur, ou d’une version liquide de mes chairs en décomposition. Je donnerais n’importe quoi pour échanger l’ignoble moiteur présente contre le gel brûlant qui m’enveloppait quelques minutes plus tôt. Les instructions de l’officier ont pénétré jusqu’au squelette ce corps qui ne peut plus être le mien.

« Si tu ne te charges pas de leur tirer une balle dans la tête, nous les pendrons après nous être assurés de leur avoir infligé un maximum de dommages. En commençant par le petit, là. »

Le « petit » est mon neveu.

Mon premier réflexe est de retourner l’arme contre ma propre cage thoracique. Il me suffit de presser la gâchette et je sortirai de ce cauchemar. A ce moment-là, le cauchemar n’est pas le cauchemar que subit mon esprit endormi, je ne suis pas capable d’avoir conscience que je suis endormie. Le cauchemar est un cauchemar comme seule la réalité est capable d’en fournir.

« Un maximum de dommages… », me répète le sourire de l’officier.

Mon neveu me regarde, les quatre autres suppliciés aussi, mais quelle importance ? Mon neveu me regarde, mon petit homme, son visage, hagard aux yeux de tous, brûlant aux miens, brûlant de la supplique de lui épargner ce sort. Et moi, moi qui me sens indigne de ce regard, indigne de recevoir ce souhait et de me sentir incapable de l’exaucer.


S’ensuivent les plus longues heures de torture onirique qu’il m’ait jamais été donné de traverser. Mon corps s’est rigidifié, glacial, impénétrable et pourtant pas aussi mort que je le souhaiterais : chacun de mes nerfs me martyrise, je sens des torrents se presser aux portes de mes glandes lacrymales, l’os de mon épaule est devenu pivot mécanique. Les larmes brisent le barrage de mes paupières, leur chaleur brûle ma peau glacée, opaques, elles m’aveuglent tandis que mon bras droit parcourt les quatre-vingt-dix degrés qui séparent ma conscience du meurtre de merci que je m’apprête à exécuter. 
Réveil.

Je ne sais pas si j'ai appuyé sur la détente. Tout ce que je sais, c'est que je me suis réveillée secouée de sanglots. Et c'est sur cette image peu glorieuse que je conclus une narration qui n'a pas besoin d'être développée davantage. Que je ne pourrais pas développer davantage.

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